Les caractères: quelques portraits satiriques du temps des Ramsès

Bernard Mathieu va nous présenter ici un côté bien sympathique de l'Egypte ancienne, méconnu, à savoir la critique du "régime" !

Petite présentation : Docteur en Egyptologie, Maître de conférences à  l'Université Paul Valéry - Montpellier III, ayant une habilitation à diriger des recherches, ancien directeur de l'Institut français d'archéologie orientale ( IFAO ) de 1999 à  2004; il est l'auteur de nombreuses parutions.

Cette conférence nous emmène sur le site de Deir el- Médineh; nous connaissons l'histoire de ce village grâce aux fouilles de l'égyptologue français B. Bruyère. Si, initialement, le village ne comptait qu'une soixantaine de familles, à partir de Ramses IV leur nombre a quasiment doublé, conséquence de la restructuration de "l'Institution de la Tombe" par Horemheb, institution initiée par Amenhotep Ier: les constructeurs des tombes royales et princières y vivent à l'année avec leur famille et sont payés par l'Etat. Ces artisans privilégiés, parce qu'ils pouvaient en référer directement au roi, représentaient donc l'élite intellectuelle; en effet, beaucoup d'entres eux étaient scribes et se sont autorisés à réfléchir sur leur société (durant la période ramesside notamment). De par ce fait, ce village représente une "exception culturelle de la société" de cette époque, loin de l'idéologie "officielle"; ils se permettent de jeter un regard critique sur la politique. Cette petite communauté a laissé un nombre impressionnant de documents dont il reste beaucoup à déchiffrer, fait  unique dans toute l'Égypte.
Parmi ces documents nous avons retrouvé des milliers d'ostraca . Pour mémoire, rappelons qu'on distingue habituellement trois classes d'ostraca :
- les ostraca littéraires, contenant des textes littéraires au sens large; les textes médico-magiques rentrent dans cette catégorie,
- les ostraca documentaires, parlant de la vie quotidienne,
- les ostraca figurés, qui font partie des portraits satiriques du temps des Ramsès, ceux comportant de si charmants dessins et saynètes...
Contrairement à une opinion bien répandue, il ne s'agit pas, pour la plupart, de "brouillons", mais bien de textes complets, et dans lesquels on devra désormais distinguer une classe particulière qui sera l'objet de la seconde partie de la conférence.


A travers ces quelques exemples développés ci-dessous, nous percevons bien la liberté prise par ces artisans face à l'idéologie royale en détaillant ces ostraca figurés.
 En effet, la fin de la XIXe et le  début de la XXe dynastie furent une période de troubles successifs où l'on trouve la conjuration du Harem (fin du règne de Ramsès III), un vrai scandale d'Etat; la première grève de l'Histoire concernant les artisans de Deir el-Médineh (là aussi sous Ramsès III); le pillage des tombes royales, durant toute la fin de la XXe dynastie; les problèmes de succession liés à la rivalité entre plusieurs familles à chaque fin de règne, bref, des troubles permanents à partir de la fin du règne de Mérenptah...


 Voici quelques illustrations bien parlantes sur le thème satirique du conflit :
Nous savons que le taureau est un animal emblématique de la royauté. Un ostracon représente 2 taureaux combattants, allusion vraisemblablement à l'image de deux rois luttant pour le pouvoir dont le côté satirique est souligné par le fait qu'ils défèquent, tout rois qu'ils sont! "Humour montrant une prise de distance par rapport à l'autorité royale; ce sont des taureaux, mais ils n'en sont pas moins hommes." (Bernard Mathieu)


Un autre ostracon figuré, conservé au Louvre,  montre un asiatique soumettant ou dressant un taureau: le roi est donc montré agenouillé face à un belligérant. Trouve-t-on un fait historique illustré de cette façon ? Eh bien oui, le chancelier Baÿ, d'origine syrienne, semble-t-il,  qui se prenant pour un pharaon, a défié Mérenptah-Siptah en profitant de  sa faiblesse (fin de la XIXe dynastie). Il fut déclaré criminel d'Etat et exécuté, fait rare en égypte.


Ici nous assistons à une scène montrant une lionne mordillant la patte arrière d'un lion, identifié comme étant le roi grâce aux hiéroglyphes "nysout bity" placés au dessus; cet  évènement correspondrait à la prise de pouvoir de la reine Taousert  à la fin de la XIXe dynastie, usurpatrice qui a rayé son prédécesseur de l'histoire, en martelant son nom. Cet ostracon, dont le dessin est figuré en rouge, a été retrouvé dans la tombe de Ramsès VI. Nous sommes ici dans le genre de la fable.


Ici, nous voyons deux belligérants s'affronter dont l'un (à  gauche) est une femme; il s'agirait de la reine Taousert combattant l'héritier légal, Siptah. Elle n'a pourtant pas été rayée de l'histoire, bien que n'étant pas aimée. Son règne était contemporain de la prise de Troie, nous disait Manéthon.


Un autre ostracon représente un âne conduisant une barque, à la place du Pilote, mais à quel pharaon fait-on allusion? On ne le saura peut-être jamais mais il a été retrouvé une liste de noms donnés à des ânes, baptisés souvent du nom d'autres animaux caricaturant  des supérieurs hiérarchiques: ainsi "la chatte excellente", "le loup" ..."le chien, fils de Ramsès"(Ramsès étant un nom d'âne)! On imagine le plaisir du maître corrigeant son âne...


Tout ceci nous amène à une réflexion sur cet esprit critique : s'agit-il d'un jeu ou est-il authentique? En effet ces gens qui critiquent sont eux-mêmes issus du système. Cette réflexion  de la problématique de la distance est très bien  illustrée  par ce texte traduit de l'allemand par Bernard Mathieu:


 
Cette critique de la société par son élite amène un nouveau genre littéraire, découvert par B. Mathieu:"le genre des Caractères". Voici un exemple de conte du Moyen Empire préfigurant ce genre des Caractères développé à partir de la XXe dynastie:

c'est un texte narratif bien connu, celui  du "conte du paysan éloquent" Khou-n-Inpou,"celui qui est protégé d'Anubis", datant du Moyen Empire, qui développe la mise en cause de l'autorité judiciaire. Celui-ci se plaint à Rensi que son régisseur (Nemtynakht) l'a dépouillé et battu. Rensi, le grand intendant, impressionné par ses discours en parle au pharaon qui ordonne de mettre par écrit ses réclamations et de le laisser parler avant de lui donner gain cause. Donc neuf plaintes seront déposées, louant d'abord l'intendant qui l'écoute, mais, n'obtenant pas gain de cause il finit par des insultes, lui valant une bonne bastonnade! Découragé, il rentre chez lui. Finalement, rappelé grâce au pharaon, impressionné par son éloquence, justice lui est rendue en lui donnant la place et les biens du régisseur. L'histoire prend place, fictivement, sous le règne de Khéty II, l'un des derniers rois de la Xe dynastie héracléopolitaine, qui sera vaincue par les rois thébains.

La suite de ce nouveau genre fera bientôt l'objet d'une publication. Nous attendons donc avec impatience de pouvoir vous la dévoiler et remercions vivement Bernard Mathieu de nous avoir fait partager sa dernière découverte.

Note: la plupart des illustrations des ostraca présentés se trouvent dans le livre de Anne Minault-Gout : "Carnets de pierre, l'art des ostraca dans l'Egypte ancienne", édition Hazan.